23.2.09

Illustrations : Maria Grazia SURACE

Comprenne qui voudra

Paul ÉLUARD - 1944
« En ce temps-là,
pour ne pas châtier les coupables,
on maltraitait des filles.
On allait même jusqu'à les tondre. »

Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés

Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres

Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête

Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté
Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.


Hiroshima, mon amour

Marguerite DURAS - 1959
extrait

La femme raconte elle-même
sa vie à Nevers ...



J'aidais mon père dans la pharmacie. J’étais préparatrice. Je venais de finir mes études. A sept heures du soir, été comme hiver, dans la nuit noire de l’occupation, ou dans les journées ensoleillées de juin, la pharmacie fermait. C’était toujours trop tôt pour moi.
La ligne de démarcation fut franchie.
L’ennemi arriva.
Les seuls hommes de la ville étaient allemands.
La guerre était interminable. Ma jeunesse était interminable. Je n’arrivais à sortir, ni de la guerre, ni de ma jeunesse.
Un jour, un soldat allemand vint à la pharmacie se faire panser sa main brûlée. Nous étions seuls tous deux dans la pharmacie. Je lui pansais sa main comme on m’avait appris, dans la haine. L’ennemi remercia.
Il revint. mon père était là et me demanda de m’en occuper.
Je pansais sa main une nouvelle fois en présence de mon père. Je ne levais pas les yeux sur lui, comme on m’avait appris.
Cet homme revint le lendemain. Alors je vis son visage. Comment m’en empêcher encore ? mon père vint vers nous. Il m’écarta et annonça à cet ennemi que sa main ne nécessitait plus aucun soin.
Le soir de ce jour mon père me demanda expressément de ne pas jouer du piano. Il but du vin beaucoup plus que de coutume, à table. J’obéis à mon père. Je le crus devenu un peu fou. Je le crus ivre ou fou.
Le lendemain de ce jour était un dimanche. Il pleuvait. J’allais à la ferme d’Ezy. Je m’arrêtai, comme d’habitude, sous un peuplier, le long de la rivière. L’ennemi arriva peu après moi sous ce même peuplier. Il était également à bicyclette. Sa main était guérie.
Il m’a dit alors qu’il m’avait suivie jusque-là. Qu’il ne partirait pas. Je suis repartie. Il m’a suivie.
Un mois durant, il m’a suivie. Je ne me suis plus arrêtée le long de la rivière. Jamais. Mais il y était posté là, chaque dimanche. Comment ignorer qu’il était là pour moi. Je n’en dis rien à mon père.

Je me mis à rêver à un ennemi, la nuit, le jour. Et dans mes rêves l’immoralité et la morale se mélangèrent. J’eus vingt ans. Un soir, alors que je tournais une rue, quelqu’un me saisit par les épaules. Je ne l’avais pas vu arriver. C’était la nuit, huit heures et demie du soir, en juillet. C’était l’ennemi. On s’est rencontrés dans les bois. Dans les granges. Dans les ruines. Et puis, dans des chambres.
Un jour, une lettre anonyme arrivait à mon père. La débâcle commençait. Nous étions en juillet 1944. J’ai nié.
C’est encore sous les peupliers qui bordent la rivière qu’il m’a annoncé son départ. Il partait le lendemain matin pour Paris, en camion. Il était heureux parce que c’était la fin de la guerre. Il me parla de la Bavière où je devais le retrouver. Où nous devions nous marier.
Déjà, il y avait des coups de feu dans la ville. A quatre-vingts kilomètres de là, déjà, des convois allemands gisaient dans des ravins.
J’exceptais cet ennemi-ci de tous les autres.
C’était mon premier amour.
Je n’avais plus de patrie que l’amour même.
Déjà à Nevers, la Résistance côtoyait l’ennemi. Il n’y avait plus de police.
Il partait le lendemain. Il était entendu qu’il me prendrait dans son camion, sous des bâches de camouflage. Nous nous imaginions que nous pourrions ne plus nous quitter jamais.
Nous devions nous retrouver à midi, sur le quai de la Loire. Lorsque je suis arrivée, à midi, sur le quai de la Loire, il n’était pas encore tout à fait mort. On avait tiré d’un jardin du quai.
Je suis restée couchée sur son corps tout le jour et toute la nuit suivante.

Le lendemain on est venu le ramasser et on l’a mis dans un camion. C’est pendant cette nuit-là que la ville fut libérée.
On m’a mise dans un dépôt du Champ de Mars. Là, certains ont dit qu’il fallait me tondre. Je n’avais pas d’avis. Le bruit des ciseaux sur la tête me laissa dans une totale indifférence. Quand ce fut fait, un homme d’une trentaine d’années m’emmena dans les rues. Ils furent six à m’entourer. Ils chantaient. Je n’éprouvais rien.
mon père, derrière les volets, a dû me voir. La pharmacie était fermée pour cause de déshonneur.
C’était minuit. J’ai escaladé le mur du jardin. Il faisait beau. Je me suis étendue afin de mourir sur l’herbe. Mais je ne suis pas morte. J’ai eu froid.
J’ai appelé Maman très longtemps... Vers deux heures du matin les volets se sont éclairés.
On me fit passer pour morte. Et j’ai vécu dans la cave de la pharmacie. Je devins folle. De méchanceté.
Puis, peu à peu, j’ai perçu la différence du jour et de la nuit.
La nuit, tard parfois, on me permit de sortir encapuchonnée. Et seule. À bicyclette. Mes cheveux ont mis un an à repousser.
Un jour, ma mère est arrivée pour me nourrir, comme elle faisait d’habitude. Elle m’a annoncé que le moment était venu de m’en aller. Elle m’a donné de l’argent. Je suis partie pour Paris à bicyclette. »

Extrait de Hiroshima, mon amour scénario de Marguerite Duras.